Samedi 29 Avril 2023
Pour la 22ème nuit (et probablement la dernière), je viens de m’extraire péniblement de mon lit pour prendre mes fonctions au poste de barre. Aussi déplaisant les 5 premières minutes que vivifiant les trois heures qui suivent. Aucun nuage ne vient contraster ce magnifique ciel étoilé, un océan lisse et calme … et un moteur allumé ?!
Oui, alors voilà le topo. Nous sommes à 64 milles de la pointe nord des Gambiers. L’enjeu : réussir à rentrer dans la passe avant que le soleil nous barre la route. Il se couche entre 17h30 et 18h et il est formellement déconseillé de rappliquer de nuit, compte tenu des bouées des fermes perlières installées un peu partout dans le chenal. Sans compter qu’une grosse houle de SW est annoncée en fin d’après-midi (c’est Starlink des bateaux copains qui nous l’a dit, pratique quand même !), nous sommes samedi… et qu’avec un peu de chance, un bar sera ouvert. Donc. Après beaucoup de discussions. Une décision a été prise. 7 nœuds de moyenne. Quoiqu’il en coute. Moteur y compris. Ouch.
Je sens la brise monter petit à petit. 10 nœuds. J’attends quelques minutes. J’ouvre le génois, la vitesse du bateau augmente. Je vais chercher Gweno et mettons le SPI, ciao le moteur. Maintenant, me voilà sous spi bien lofé (123 degrés du vent) à border-choquer entre deux risées. Pas étonnant que mon récit n’ait ni queue ni tête. J’en étais où déjà ? Ah oui, les Gambiers ! On arrive. 64 milles, c’est peanuts, c’est juste là, devant nous. L’excitation est à son paroxysme, je me suis surprise à observer la distance avec la main entre deux étoiles, façon Vaiana – avant de conclure que le compas, c’est bien aussi. Je reste concentrée. Le vent devrait rentrer. Normalement. Courage. Cette grand-voile qui claque et ce spi qui se dégonfle en permanence ne t’useront pas Anne-Laure !
60 milles.
Comment bien résumer les douze derniers jours ? Qu’avons-nous fait ? Mais que font les familles qui, comme ça, traversent des océans et qui, au lieu de faire peut-être 15 heures d’avion depuis le Panama se mettent 22 jours de traversée dans le cornet ?! Je dois dire qu’on ne fait pas grand-chose de très productif, au sens création de valeur ajoutée. On se nourrit, ce qui est déjà pas mal. D’ailleurs, cette dernière semaine, nous n’avions plus de frais, à l’exception de patates, courges spaghetti, et de l’ail. Autant vous dire que les 3 dernières pommes ont été savourées en quart avec parcimonie… Pour garder le moral, nous n’hésitons pas à travestir quelques peu nos idées de plats, essayons d’être inventifs. Nous avons perfectionné une recette de gâteau au chocolat sans œufs, avons remplacé le lait par de la crème fraiche liquide et nous y avons ajouté du blanc en neige – provenant d’un jus de boites d’haricots rouges -, cuisson parfaite au four solaire. C’était fou. Vous devriez essayer.
On a lu. Beaucoup. Toujours autant. Grand privilège des gens qui acceptent ne pas créer de valeur ajoutée. 8 bouquins, de style opposé, en 22 jours. A nous 6, on serait à plus d’une trentaine ! J’ai adoré La Zone Du Dehors de Damasio. Je vous le recommande évidemment. Sous le prisme de la fiction, une société pilote dite démocratique installée sur un anneau de Saturne – après qu’une guerre nucléaire mondiale ait dévasté la Terre – le héros activiste se bat avec sa bande pour réanimer le peuple, tout à fait aliéné par le système ! Un manifeste électrisant, une satire presque, qui vise à éveiller nos consciences pour refuser la perfusion proposée, pourtant si commode.
N’ayons pas peur de le signifier, il y a eu des jours où on ne voulait pas se lever. Le bateau bougeait tellement sous la pression des vagues de travers que nos corps se rabougrissaient. Alors, il devenait urgent d’accepter de ne rien faire. On remettait systématiquement certaines activités au lendemain – comme « faire le ménage » – et ce, pendant plus d’une semaine. A part Gwéno, nous n’avons pas fait beaucoup de sport, il faut le reconnaitre. On a dansé quelques fois, motivés par les filles. Prostrée dans sa cabine à l’avant, Julie préparait aussi des chasses au trésor – on ne sait comment elle fait dans ces cas là pour ne pas avoir la nausée – pour animer nos après-midis. Il arrivait qu’elles nous disent « On ne comprend pas, les adultes, ils sont tous mous, c’est bizarre ». Elles nous ont même organisé une soirée au restaurant, recrutant Noé en chef cuistot. Elles nous ont servi une bonne bouteille de vin et des pates bolonaises végétariennes. Excellent. Sans oublier de passer à la caisse.
58 milles.
Les filles ont, envers et contre tout, continué l’école tous les matins avec Noé et Aou. Une heure où elles restaient concentrées avec aisance sur leurs activités scolaires. Noé et Aou’ ont une bienveillance naturelle et une patience spontanée, ce qui fait déjà tout. A cela, s’ajoute une méthodologie dynamique et bien amenée. Et puis c’est tellement agréable d’avoir un adulte – jeune qui plus est, avec un bon sens de l’humour – rien que pour soi, qui te guide dans ton apprentissage. Si bien que Julie m’a confié l’autre jour : « Tu sais maman, l’école aux Gambiers, je suis à la fois tout excitée et en même temps, j’ai la peur au ventre. C’est vrai que ça va être chouette de se faire des nouveaux copains mais on est tellement bien avec vous !». Bah oui bichette, je comprends. Moi aussi, c’est pareil. J’ai hâte et peur à la fois.
Parce que ça y est, il y a 11 heures de décalage avec la France, que l’on va commencer notre journée lorsqu’ils l’auront déjà terminé. Que désormais, ce n’est plus un mais deux océans qui nous séparent. Que le lien ne fût déjà pas toujours facile à entretenir et qu’il le sera encore moins maintenant. Que les Gambiers, ce n’est pas bien grand, que l’on ne connait personne, que les requins y sont en nombre et qu’on a oublié de retirer de l’argent polynésien avant de partir. Pourtant, j’ai le sourire pendu aux lèvres parce que l’on vit un rêve éveillé, que cette liberté qui coule dans mes veines est devenue ma dose d’oxygène quotidienne ; elle me fouette le visage et me donne une sensation éparse d’être vivante !
Que dans une heure, Gwéno va me rejoindre, nous regarderons le soleil se lever, nous en profiterons pour régler les voiles avant que nos filles se lèvent et nous rejoignent. Nous prendrons tous les quatre notre 22ème petit déjeuner en mer, et regarderons ensuite l’horizon en vain pour apercevoir une baleine et que quoiqu’il arrive, à un moment donné, à force de patience, nous l’apercevrons. L’île va se dessiner au loin d’abord puis, se rapprochera. Nos filles crieront « La Polynésie, la Polynésie ! » et chanteront à l’étrave la chanson de l’explorateur qu’elles aiment tant :
« J’ai apprivoisé le ciel vers le soleil, j’aime glisser sur l’océan la douceur du vent, quand une étoile sourit je sais où je suis, je sais qui je suis, qui je suis !!! Ohé Ohé, je choisis mon destin, le prochain voyage sera le plus beauuuuu, ohé ohé, jamais je n’oublie d’où je viens et d’où que j’aille sur mon île, je reviendraisssss ».
53 milles.
Nous avons laissé tous nos doutes derrière. Ce sont avec eux que nous avons bâti cette trajectoire et à ce titre, nous sommes fiers du chemin parcouru. Même s’il reste un peu d’appréhension, ce sont surtout de la joie et de la hâte qui nous guident à présent. Dans quelques milles, nous serons aux Gambiers, en Polynésie, cet endroit qui nous a tellement fait rêver toutes ces années. Nous nous étions promis que l’on irait un jour en bateau, que l’on prendrait le temps de le faire bien. Et nous y voilà, parés à vivre notre aventure sans demi-teinte. Plus de programme, plus de contrainte, pas d’idéal à suivre ou une meilleure route à prendre. Le temps s’arrête.
Le soleil se lève. Je vous laisse et vous embrasse.
51 milles.
48 milles
Je me réveille, Anne-Laure est en train de finir son pain. En montant de notre coque j’ai jeté un coup d’œil à Cléo qui dort encore. Elle a l’air bien dans son grand lit. Il fait plus frais ce matin, on est à 22° de latitude, on se rapproche du climat idéal ! Hier soir je me suis fâché contre elle parce qu’elle mettait trop de temps à se brosser les dents, mais surtout parce que j’étais fatigué et un peu stressé par cette arrivée qui nous pousse à mettre le moteur pour tenir le timing. Ça va passer et je vais lui parler pour m’excuser dans quelques minutes quand elle se réveillera.
47 milles
C’est vrai que c’est fou ce qui nous arrive, on vient de passer trois semaines à traverser le Pacifique pour arriver au milieu de nulle part sur une petite île de 1400 habitants. Le village principal Rikitea compte moins de 500 habitants et on ne sait pas vraiment ce qu’on va y trouver. Dans le Routard de la Polynésie vieux de 15 ans que l’on a à bord on sait qu’il y a 2 restaurants mais comment ça a évolué depuis le COVID ?
46 milles
On est à 8,5 kts sous grand spi dans 10kts de vent, c’est vraiment notre arme fatale pour le petit temps. 210m2 récupérés du class 40 de notre pote Ian. Il nous a bien servi sur cette traversée. Anne-Laure et Julie essayent de voir l’île à l’horizon mais elle est encore trop loin.
45 milles
C’est notre quatrième grande traversée qui se termine. Elle est très différente des autres et me laissera un super souvenir. Je retiendrai une belle harmonie entre adultes et enfants, une vie sauvage touchante et un Zaï Zaï qui nous a rendu le vent tout léger et les vagues toutes douces comme dit Julie. Je garderais en mémoire ces escadrilles de poissons volants. Une petite famille qui décide de s’arracher péniblement à son milieu naturel. Le vol est maladroit, jamais loin de la surface et de la chute. Contre toute attente, certains parviennent à voler si loin et si longtemps qu’on croirait voir un oiseau. Est-ce que cette stratégie est payante ? S’envoler quelques temps pour retomber plus loin pourrait permettre d’éviter les prédateurs ? Le poisson retrouve-t ’il sa place au sein du banc ou bien amerrit-il dans la communauté voisine où il trouvera un nouveau rôle ? Un messager tombé du ciel ? Nul n’est prophète en son pays.
43 milles
Poème de Julie :
Cœur cachalot,
Le vent est léger et glisse sur la mer
Les hautes vagues tombent sur la mer toute plate
Zaï Zaï glisse sur l’océan accompagné des dauphins
Les Gambiers sont proches
C’est beau le voyage !